Pourquoi les cheminots sont contre la réforme des retraites ?

En novembre 1995, le Premier ministre Alain Juppé a proposé de réformer la sécurité sociale et le système des retraites, en alignant les retraites et les régimes spéciaux du secteur public sur ceux du secteur privé. Très rapidement, les cheminots se sont mis en grève, rejoints par divers secteurs professionnels. Le 12 décembre, plus de deux millions de personnes ont manifesté leur mécontentement dans les rues. Quelques jours plus tard, après une mobilisation sociale de trois semaines, le gouvernement a annoncé qu’il retirerait son projet de réforme des retraites.

Cette année, alors qu’une grève illimitée a été annoncée par plusieurs syndicats de la SNCF et de la RATP pour lutter contre la réforme des retraites souhaitée par Emmanuel Macron, beaucoup ont comparé la mobilisation sociale de 1995 à celle de 2019. Danielle Tartakowsky, historienne spécialisée dans les mouvements sociaux, revient aux Inrocks sur ces événements.

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Pouvez-vous décrire le contexte socio-politique de la France avant que les événements de l’automne 1995 n’éclatent ?

Danielle Tartakowsky — Jacques Chirac a fait campagne sur le thème de la fracture sociale. Mais, tout juste élu, il a annoncé qu’il allait devoir réduire les déficits publics en priorité. À la mi-novembre, son Premier ministre, Alain Juppé, a donc publié un plan visant à étendre les mesures imposées aux employés du secteur privé aux fonctionnaires et aux employés des entreprises publiques. En outre, il attaque les fondements fondamentaux de la sécurité sociale. De son côté, le président de la SNCF propose un nouveau contrat de plan avec l’État, prévoyant la suppression de 6 000 km de lignes avec, par conséquent, la suppression de 30 000 à 50 000 emplois.

Le contexte économique international a-t-il eu un impact sur cette situation ?

La fin des années 1990 a été marquée par toute une série de grèves majeures à l’échelle internationale avec des mouvements qui se développent notamment aux États-Unis et en Corée. Ces derniers participent à l’émergence de l’altermondialisme. La chute de 1995 s’inscrit donc dans une séquence dans laquelle, dans différents pays, les acteurs sociaux, jusqu’alors soumis au néolibéralisme, tentent maintenant de définir et d’analyser l’adversaire afin de mieux le combattre. De la même manière que le symbole des « gilets jaunes » a circulé au-delà des frontières, il est important de rappeler que le slogan « tous ensemble » du mouvement de 1995 avait connu le même phénomène.

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En France, comment se sont développés les mouvements de grève et de manifestation de 1995 ?

La rentrée scolaire septembre-octobre est marquée par toute une série de mouvements venus d’horizons différents. À l’époque, c’était la page économique du monde, devenue page sociale, qui faisait état de grèves et de mobilisations. Avant même le début de la grève, le quotidien avait introduit une banderole « mouvement social ». Et contribue ainsi à l’émergence d’une notion qui deviendra rapidement polysémique. Ce dernier a tendance à faire référence à la généralisation du mécontentement social dont la grève des cheminots sera l’élément porteur.

C’est également le moment où nous prenons conscience de la très grande difficulté des employés du secteur privé à se mobiliser, notamment en raison de l’évolution du chômage et de la précarité. Puis émerge la notion de « grève par procuration » qui montre clairement que le service public, et plus particulièrement les cheminots, apparaît comme des transporteurs d’intérêt général.

Que signifie exactement le terme « procuration strike » ?

Cela fait référence au fait de dire : « Il est difficile pour nous de frapper, mais nous savons que celui que vous dirigez est utile à tous ». Il est nécessaire de rappeler qu’en 1995, les fameux régimes spéciaux étaient perçus par le monde syndical, et plus généralement par les salariés, comme un horizon vers lequel le système général devait viser.

Face à cela, une bataille est menée — en vain — par le gouvernement et un certain nombre d’acteurs, dont la CFDT, pour dénoncer le mouvement qu’ils considèrent comme corporatiste.

Au final, des millions de manifestants de différents secteurs professionnels se retrouvent dans les rues, la France est bloquée pendant trois semaines et le mouvement entraîne le retrait du projet de réforme des retraites. Pouvons-nous dire que l’automne 1995 marque un tournant historique ?

Elle correspond à la fin d’une séquence. Jusqu’au début des années 1970, les mouvements de grève visaient à élargir les fondements de l’État social, et ce dernier marquait des points. De 1982 à 1983, au moment du « tournant de la rigueur », les mouvements visaient à contrer le dénouement de l’État social et sont ainsi devenus défensifs. Dès lors, les mobilisations, initiées par les catholiques contre la loi Savary sur le financement des écoles privées – puis celles qui se sont succédé jusqu’à fin des années 1990, concernant l’université, le premier emploi des jeunes, la fonction publique ou la politique migratoire – tous conduisent au retrait de projets de loi ou de lois qui ont été contestées, emmenant parfois des ministres avec eux. Dans le domaine syndical, 1995 est le dernier mouvement à parvenir à un tel résultat. Par la suite, les manifestations et les grèves qui se développent, bien qu’elles soient également défensives, aboutissent toutes à des échecs : El Khomri, Pénicaud, la SNCF… Jusqu’à ce que la crise des « gilets jaunes » perturbe le paysage en forçant le gouvernement à faire marche arrière.

Il est vrai qu’il existe de nombreuses similitudes entre les événements actuels et ceux de 1995.

À votre avis, est-il pertinent de comparer les deux ?

Il est intéressant de voir que les fédérations syndicales qui ont réclamé la journée du 5 décembre ont délibérément choisi cette date anniversaire. Les acteurs tentent de renouer avec le fil d’une histoire marquée par une victoire pour le mouvement syndical. Les acteurs doivent toujours être pris au sérieux : quand ils disent cela, ils parlent de la force des attentes et de leur réinscription dans une histoire mobilisatrice. Ensuite, bien qu’affaiblis, ce sont les mêmes acteurs et, d’un côté, les mêmes exigences, à savoir celles des régimes spéciaux. Il existe donc évidemment une série d’éléments qui permettent une connexion entre les deux mouvements. Mais n’oublions pas que nous nous trouvons dans un contexte totalement différent de celui de 1995. Depuis lors, comme je l’ai déjà dit, nous nous trouvons dans une longue série de luttes défensives — quelque peu interrompues par les « gilets jaunes » — qui se traduit systématiquement par des défaites, tant à droite qu’à gauche.

Selon vous, pouvons-nous nous attendre aux mêmes résultats que ceux obtenus il y a 24 ans ?

Personne ne s’aventurerait à le prédire. La grève et les manifestations sont d’une ampleur sans précédent depuis des années. Il y a un bras de fer ouvert, mais nous allons voir comment le gouvernement réagit. Quoi qu’il en soit, nous assistons à un événement sans précédent qu’il serait irresponsable de considérer comme anecdotique.

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